Dans le cadre de la Callipolis, Platon envisageait déjà dans La République, l’exercice du pouvoir politique par les amis du savoir, à l’instar du « vrai pilote (qui) doit étudier les temps, les saisons, le ciel, les astres, les vents et tout ce qui rapporte à son art, s’il veut réellement commander un vaisseau ». L’épistocratie, c’est-à-dire le pouvoir à ceux qui ont le savoir et le souci de la vérité, si elle n’a été de mise qu’à de rares exceptions, laisse place à la nécessaire collaboration entre les politiques et les hommes de savoir. La collaboration ne fut pas toujours heureuse. La politique ou l’exercice de l’autorité et la vérité n’ont jamais fait bon ménage. Les exemples de Socrate, de Giordano Bruno, de Galilée l’avaient suffisamment montré. L’affaire Lyssenko montre comment la science peut être détournée au profit d’une doctrine politico-idéologique. Nicolaï Vavilov en a fait les frais. Il finira sa vie au Goulag. C’était déjà ainsi pour la philosophie devenue Philosophia ancilla rei publicae, servante de la politique.
Aujourd’hui plus que jamais, alors que les réfléchisseurs sollicités s’évertuent à convoquer leur discipline, leurs références, leurs auteurs, leurs philosophes privilégiés pour interroger les concepts de progrès, de l’État, de crise, et quelques autres notions comme l’inattendu (eschatologie, messianisme…). Mais à quelque chose près, la question qui cristallise l’attention tourne autour de la limite de la maîtrise par l’homme de tout ce qu’il crée et, fondamentalement, de ce qu’il hérite. En somme, il s’agit de la finitude humaine et la question du salut de l’humanité dans son environnement vital. La souffrance, la fragilité humaine, l’imminence du danger et des risques constituent aujourd’hui l’occasion de mettre en scène un spectacle sado-machiste des sociétés. Il en va de ce chaos planétaire comme du visage du monde où l’on sème famines, guerres et guerres civiles. Pourtant de Charles-Irénée Castel à Kant et Leibniz, jamais les hommes n’ont manqué de penser qu'un monde sans guerre était possible.
C’est à croire que les sociétés humaines se sont malheureusement habituées à ces spectacles de violence physique et qui, paradoxalement, suscitent compassion et dénonciation. Ces chaos, ces génocides, les massacres retransmis presque en temps réel sont évalués statistiquement. Et comme de coutume, dès que l’aggravation et les risques apparaissent, plus aucun expert n’est de trop. Les psychologues, les sociologues, les politologues, etc., se sont faits experts. Même les philosophes s’y mettent : « Tout ce qui avait fait pendant des millénaires l’essentiel de la philosophie semble passer à la trappe pour ne laisser place qu’à l’érudition, à la "réflexion critique" et à l’"esprit critique" ».
Par ailleurs, il existe, un peu partout dans le monde, des Comités d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé, des Hauts Conseils des biotechnologies dont les missions sont d’éclairer les gouvernements, d’évaluer les risques liés aux utilisations des biotechnologies et leurs effets sociétaux. Face au génie génétique, il est exigé veille et application du principe de précaution adossé à la bioéthique. La préservation de la planète constitue aussi un souci vital devant les progrès effrénés de la technique. Devant les possibles dérives, les ressources d’alarme ne manquent pas et n’ont pas manqué. Heidegger, Marcuse, Habermas et quelques autres, ont pensé les conséquences du monde de la technique. Le point de départ de cette réflexion est l’inépuisable renouvellement des contenus matériels du principe de l’innovation. Heidegger le soulignait dans Le dépassement de la métaphysique. Il considérait que le monde de la technique est un monde où le souci des fins, des objectifs ultimes de l’histoire humaine va totalement disparaître au profit de la seule et unique considération des moyens. Pour lui, avec l’avènement du monde de la technique s’opère le retrait de la question du sens. Le passage de la science à la technique sonne-t-il la mort des grands idéaux ? Faut-il ainsi revenir à ce que Nietzsche édicte dans Ecce homo ? L’humanité a le devoir absolu de « ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles. Ne pas se contenter de supporter l’inéluctable et encore moins de se le dissimuler (…) mais l’aimer ».
À suivre sur certains points l’approche d’André Comte-Sponville, dans son Le capitalisme est-il moral ? Sur quelques ridicules et tyrannies de notre temps (Paris, Albin Michel, 2015), l’ordre techno-scientifique ou plutôt l’économico-techno-scientifique semble être « structuré, intérieurement, par l’opposition du possible et de l’impossible ». Oui, en effet. Et cela est d’une telle évidence que, selon la loi de Gabor, « Tout le possible sera fait, toujours », à condition qu’il y ait un marché. Le marché est le deus ex machina qui rend possible tout possible. Ainsi l’outrance du possible est devenue effrayante. À considérer le progrès technologique, dans le contexte de l’État supra-national ou d’un autre mot de l’État mondial, même si tout se passe dans le cadre de « l’idéologie du tout politique », la réalité est celle du tout économique.
Le plus intéressant à voir dans ce statu quo mondialisé est qu’il n’existe paradoxalement aucune limite biologique à la biologie, comme il n’existe aucune limite économique à l’économie, ou aucune limite démocratique à la démocratie. Devant cette réalité, et en schématisant l’argumentation, André Comte-Sponville propose que l’ordre juridico-politique (loi, État), ordre n°2, puisse limiter l’ordre n°1, soit l’ordre techno-scientifique de l’extérieur. Quant à l’ordre de la morale, ordre n°3, de l’extérieur, il doit limiter le deuxième ordre. Dans cette esquisse, il indique également l’ordre éthique, appelé également l’ordre de l’amour, lequel ordre permet de dire que l’individu a plus de devoirs que le citoyen. Le devoir ressort de la morale, tandis que l’amour de l’éthique. La conséquence de cette approche renvoie à la définition de la barbarie comme « la tyrannie de l’inférieur – la tyrannie des ordres inférieurs ». La notion pascalienne de ridicule lui permet de dire qu’il y a ridicule quand il y a confusion des ordres : « Le barbare, ce n’est pas seulement le cruel ou le violent ; c’est celui qui ne reconnaît aucune valeur supérieure, qui ne croit qu’au plus bas, qui s’y vautre et voudrait y plonger tous les autres ».
Dans le cadre seulement de l’ère capitaliste, alors que les ordres retenus par hypothèse se trouvent bouleversés, comment pourrait-on penser le monde dans une lointaine perspective ? De toutes ces attentions et méditations sur les questions qui agitent le débat aujourd’hui, voici un florilège, évidemment loin d’être exhaustif, significatif des études et des problématiques que les penseurs explorent. Dominique Bourg[1] nous rappelle de manière pertinente qu’il y a un lien direct entre la destruction de l’environnement, le changement climatique et les pandémies. C’est donc un problème écologique. On a toujours pensé qu’on était au-dessus de la nature, et que par notre technique, par notre économie, on pouvait s’en émanciper. Pablo Servigné[2], théoricien de la collapsologie, reconnaissant l’extrême vulnérabilité de nos sociétés, avoue qu’il ne pouvait dater l’avènement de cette crise, même s’il l’envisageait en théorie.
Cynthia Fleury[3] se pose déjà la question de l’imminence d’autres crises pour lesquelles il faudrait savoir utiliser les moyens nationaux et internationaux pour les gérer. Il s’agit aussi, pour elle, de « réinventer le monde de demain » avec un amour renouvelé pour la démocratie et l’identité européenne. Isabelle Stengers[4], quant à elle, assigne à tous l’exigence de « se réapproprier le pouvoir de penser l’avenir ». Car, après la crise de 2008, « tout est redevenu la même chose ». Jürgen Habermas, auteur du livre prémonitoire L’avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?[5], pense que « d’un point philosophique, (…) la pandémie impose, dans le même temps et à tous, une poussée réflexive qui, jusqu’à présent, était l’affaire des experts ; il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir[6] ». À la question de savoir si la mondialisation est à l’origine de cette crise, Étienne Balibar[7] dit redouter « les causalités un peu mécaniques, et les raisonnements en terme d’essences ». Il pense « qu’il se passe quelque chose de ce genre avec la mondialisation, que l’on pense par essence destructive des solidarités à l’intérieur des communautés humaines, puisqu’elle relativise les frontières. Mais une question politique, anthropologique même, se pose : quels sont les niveaux d’émergence des sentiments de communauté ou de solidarité entre les humains ? Sont-ils immuables ? Et dans quelle mesure sont-ils exclusifs les uns des autres ? ». Dans un autre entretien, à la question de savoir s’il était d’accord avec Frederic Jameson qui disait qu’aujourd’hui, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme, il y voit entre la crise environnementale et la pandémie, « le conflit entre la nécessité et l’obstination, le mythe de Sisyphe[8] ». Arnaud Mondebourg[9], assez expéditif, annonce la fin de la mondialisation. Jules Falquet[10] qui fait de l’Amérique latine le décor de son étude préconise l’abandon immédiat et définitif du capitalisme et la mise en délibération d’un autre monde. Elle part de l’idée de corrélation du «coup du virus» et du coup d’état militaro-industriel global.
Bruno Latour pense, à la lumière des crises environnementale et sanitaire, une mise en question de la définition classique de la société – les humains entre eux : « L’état du social dépend à chaque instant des associations entre beaucoup d’acteurs dont la plupart n’ont pas forme humaine. Cela est vrai des microbes – on le sait depuis Pasteur –, mais aussi d’Internet, du droit, de l’organisation des hôpitaux, des capacités de l’Etat, aussi bien que du climat[11] ».
André Comte-Sponville[12], lui, « déplore le pan-médicalisme, cette idéologie qui attribue tout le pouvoir à la médecine. Une civilisation est en train de naître, qui fait de la santé la valeur suprême ». Il ajoutera : « Voyez cette boutade de Voltaire : « J’ai décidé d’être heureux, parce que c’est bon pour la santé. » « Conséquemment, on délègue à la médecine la gestion non seulement de nos maladies, ce qui est normal, mais de nos vies et de nos sociétés. Dieu est mort, vive l’assurance maladie! (…) Quand on confie la démocratie aux experts, elle se meurt ».
À une question sur le destin et la fatalité, à propos de cette pandémie dans le monde musulmane, Souleymane-Bachir Diagne[13] évoque la posture du Calife Omar aux temps de la peste en Syrie où il devait se rendre. Il interprète la renonciation à l’expédition en disant qu’elle ne contredit nullement « cette remise confiante de soi à Dieu qui est le tawakkul. C’est simplement l’usage du bon sens. Il invoque ce qu'en philosophie on appelle « l'argument paresseux » et que Cicéron résume ainsi : que tu t'adresses au médecin ou non, l'issue est de toute façon déjà déterminée.
C’est dire, pour conclure, que la cinétique de la pandémie étant toujours en cours, et la lutte pour la vie étant toujours vivace, il y a lieu de rappeler le sens profond du tragique. Il n’évoque pas seulement la tristesse ou le drame, mais il constitue l’essence même d’une pensée qui ne fait pas l’impasse sur ce que le réel a en effet d’insatisfaisant, une pensée qui n’invente pas de fausses solutions, une pensée qui n’a rien d’autre à proposer, définitivement, que la lucidité et le courage.
[1] http://www.rfi.fr/fr/culture/20200403-dominique-bourg-coronavirus-troublera-nos-societes-temps-long
[2] www.lemonde.fr › planete › article › 2020/04/10 › pablo-.
[3] www.rtbf.be › detail_dans-quel-monde-on-vit › accueil
[4] www.rtbf.be › detail_dans-quel-monde-on-vit › accueil
[5] Trad. par Christian Bouchindhomme. Paris, Gallimard, 2015.
[6] www.lemonde.fr › idees › article › 2020/04/10 › jurgen-h Jürgen Habermas : « Dans cette crise, il nous faut ... - Le Monde
[7] Etienne Balibar : “Les choses ne font peut-être ... - Les Inrocks ; www.lesinrocks.com › 2020/04/10 › idees › idees › etie...
[8] Etienne Balibar : « Nous ne sommes égaux ni ... - Le Monde, www.lemonde.fr › Livres › Idées
[9] Arnaud Montebourg : « La mondialisation est terminée », in Le Figaro du 30 mars 2020.
[10] blogs.mediapart.fr › jules-falquet › blog › le-coup-du-v...
[11] Bruno Latour : « La crise sanitaire incite à se préparer à la ... ; www.lemonde.fr › idees › article › 2020/03/25 › la-crise-
[12] André Comte-Sponville: «Laissez-nous mourir comme nous ... ; www.letemps.ch › societe › andre-comtesponville-laissez.
[13] Souleymane Bachir Diagne, Philosophe : « L'humain vaincra ... ; www.ndarinfo.com › Souleymane-Bachir-Diagne-Philo...